De l’utopie californienne du digital à son désenchantement, un autre numérique est-il possible ? Partie 1 – Etat des lieux
16 août 2023
A l’occasion de notre convention annuelle, nous avons eu le plaisir d’accueillir une table-ronde sur un sujet qui nous tient à coeur en tant qu’entreprise du digital : l’avenir du numérique à l’heure du désenchantement de ses acteurs. Animée par le journaliste Hubert Vialatte, cette conférence a rassemblé des intervenants aux profils variés et complémentaires :
- Laurence Allard, Maîtresse de conférences, Sciences de la Communication
- Aurélien Bellanger, auteur de 6 romans et chroniqueur au service de différents médias
- Antoine Mestrallet, instigateur d’hérétique et enseignant à Sciences Po Paris et à l’ESCP
- Chloé Sarda, développeuse front-end, certifiée Accessiweb, Qualité Web et Eco-conception
Nous vous proposons aujourd’hui d’en découvrir la retranscription.
Pour comprendre d’où vient le désenchantement du digital, il faut en revenir à ce qui a créé “l’enchantement” et donc à la révolution informatique. Quels sont les ressorts métaphysiques profonds qui expliquent cet optimisme californien originel ?
Aurélien Bellanger : J’ai écrit un roman sur la théorie de l’information qui raconte l’histoire du numérique en France et m’a fait découvrir l’optimisme de l’informatique. L’expérience de base de l’informatique est la science triomphante.
A la fin du 19ème siècle au moment où de nombreux travaux ont été lancés comme ceux de Boltzmann ou Kelvin, la thermodynamique découvre l’entropie. Notons que la physique du 19ème, au moment où l’édifice scientiste se termine, se conclut de manière hyper pessimiste : mort thermique de l’univers, destruction irréversible des systèmes, dégradation de l’énergie, etc. C’est ce qu’on a appelé l’entropie. Or on connaît l’expérience de pensée du démon de Maxwell : le physicien imaginait un petit démon ouvrant et fermant une porte, qui arrivait à recharger à l’infini un système énergétique se composant d’une source froide et d’une source chaude. A partir de cette expérience de pensée, le théoricien de l’information Shannon, à la fin des années 40, va appeler ce qui sera plus tard la théorie de l’information, la néguentropie, dans l’idée d’une science qui finit mal. Effectivement, le 19ème siècle finit très mal au niveau épistémologique : la science annonce que l’univers va mourir et nous avec.
L’informatique invente alors l’ordinateur, comme une machine qui va réparer cette défaillance métaphysique de l’univers. L’ordinateur naît de cette expérience de pensée. Une fois cela mis en contexte, on comprend mieux d’où vient l’optimisme de la tech, et ses racines métaphysiques incroyablement profondes. Ce n’est pas que la Californie des hippies et celle du du premier Macintosh. L’informatique se revêt d’un récit messianique qui a été beaucoup réutilisé dans la science-fiction avec l’idée d’un ordinateur qui pourrait contenir la totalité d’un cerveau humain, etc.
Selon vous, la tech est presque devenue ancienne. Elle fait partie maintenant de nos vies et n’est plus désormais un lieu de grande disruption.
Aurélien Bellanger : Cela n’est peut-être pas vrai pour un observateur de l’intérieur, mais pour un observateur lointain, quoique intéressé par la question, il ne s’est quasiment rien passé depuis le lancement de l’iPhone il y a maintenant une quinzaine d’années, en termes de révolution d’usage. Il y a eu beaucoup de choses qui ont eu des effets d’annonce mais n’ont pas révolutionné notre quotidien : comme le Bitcoin, les NFT, l’impression 3D ou encore les lunettes de réalité virtuelle. Ils sont perçus déjà comme des objets “anciens”, alors que rien ne s’était passé.
Evidemment, depuis quelques années, l’intelligence artificielle fait parler d’elle. Jusqu’à maintenant, les nouvelles technologies et les disruptions étaient toujours portées par un nouvel acteur. Quand j’ai découvert que ChatGPT était une possession indirecte de Microsoft, il y avait comme une sorte d’anomalie. Le récit du nouvel acteur qui renverse la table tous les cinq ans s’était brisé. Car, si on simplifie à l’extrême la carte mentale de la tech, il y a d’un côté des entreprises qui font des objets (Apple) et de l’autre celles qui font des logiciels innovants (Google). Google, que Bezos comparait à une montagne inébranlable et qui a fait l’objet de de nombreuses tentatives d’achat, a l’air actuellement prenable. Pour la première fois, on a l’impression que Google se fait “vieux”.
Selon vous, Antoine Mestrallet, tout est fait pour qu’on soit sous emprise. Sous emprise de quoi ? De qui ?
Antoine Mestrallet : Il y a une emprise au niveau individuel mais aussi au niveau des organisations. On a du mal à se défaire du modèle californien du digital. Il y avait un optimisme initial, celui des entrepreneurs de génie qui renversaient la table. Aujourd’hui, que ce soit avec OpenIA de Microsoft ou Y Combinator de Sam Altman, il n’y a plus trop cette disruption. Le financement vient des fonds de la Silicon Valley. Ce sont les grosses entreprises qui imposent un modèle aussi bien dans leur manière de se développer que dans les types d’outils qu’elles développent. Ce modèle californien peut donc être défini en cinq points.
- Il s’agit d’un numérique, des outils et des organisations qui sont obsessionnels : c’est-à-dire qu’ils cherchent à mettre du numérique partout, quel que soit le sujet, au maximum de performance, sans se poser la question de la pertinence.
- Ces entreprises sont extractives : leur modèle d’affaires est d’extraire et capter l’attention, le temps, les savoir-faire, les données, mêmes les oeuvres et les droits d’auteur comme on peut le voir avec ChatGPT aujourd’hui.
- Ces entreprises sont donc impérialistes et cherchent à conquérir le monde avec cette figure de l’entrepreneur, avec une ambition mondiale démiurgique et non inscrite dans les territoires.
- Ce sont des entreprises réductionnistes puisqu’elles cherchent uniquement à résoudre des problèmes en apportant de l’efficacité, du confort, de la rapidité et du volume, mais en fait c’est toujours la même chose.
- Enfin, ce sont des entreprises complètement hors-sol qui sont pour la plupart nées dans la Silicon Valley mais qui sont finalement copiées et qui ne sont pas du tout ancrées dans un territoire. Les mêmes services sont utilisés par n’importe qui : que vous soyez à Atlanta, à New York, à Paris ou à Dakar.
Nous sommes donc tous sous emprise puisqu’on copie ce modèle. On met en valeur ces grosses entreprises tech, les start-ups ont vocation à essayer de devenir là aussi le nouveau Google, le nouveau Uber, etc. Et même au coeur de l’Etat, on essaye de copier, on parle de “ start-up nation”. Donc, oui, selon moi, nous sommes sous emprise de ce modèle qui a des racines idéologiques et politiques particulières et à travers cette copie, on importe aussi cette vision du monde. Malheureusement, il y a très peu de géants de la tech en Europe et en France.
Selon vous, Laurence Allard, nous avons tendance à immatérialiser le numérique souvent considéré comme un objet immanent. Quelles conséquences a cette vision du numérique sur un plan environnemental et humain ?
Laurence Allard : Il y a une sorte d’immatérialisation, qui vise à dématérialiser le numérique alors qu’il est matériel de bout en bout. Aujourd’hui on a l’impression que le numérique commence à atterrir à travers une critique de cette narration. Mais si on veut aller plus loin, il faut également parler des conditions matérielles et humaines d’exploitation des ressources, du traitement des déchets et du travail gracieux des internautes qui pourvoient toutes sortes de données qui permettent la viabilité des modèles d’affaires. Selon moi, le désenchantement du numérique est plutôt une bonne nouvelle puisqu’il permet enfin de prendre conscience de la matérialité du numérique.
Cependant, il faut se rappeler qu’en bout de chaîne il y a des humains. L’IA par exemple est entraînée par des humains. Les intelligences artificielles sont possibles grâce à ces “petites mains” qui sont totalement invisibilisées. Cette étape de visibilisation des travailleurs ou même des utilisateurs, des mineurs pour ce qui est des ressources et des récupérateurs pour ce qui est des déchets, doit encore se réaliser. On a tendance à ne s’intéresser qu’à des matières premières et à en oublier les rapports sociaux. C’est pourquoi il faudrait rematérialiser le numérique mais aussi le re-socialiser.
Pourquoi cette invisibilisation existe-t-elle encore aujourd’hui ?
Laurence Allard : Tout simplement parce que l’idéologie californienne est une idéologie néolibérale avec les mêmes ressources fossiles et rapports de pouvoir. Elle continue à invisibiliser la force de travail, le capital humain et tout ce qui permet à ce que ces objets innovants soient produits et consommés. La géographie du numérique, à la fois dans l’extraction et dans les déchets, est post-coloniale. Ce sont les mêmes pays du Sud qui sont les terres d’extraction et les terres de mise au rebut des déchets. C’est donc la continuité de ce capitalisme du 19ème siècle qui se poursuit aujourd’hui avec les mêmes matières premières, dans les mêmes conditions d’exploitation, mais avec d’autres propositions dans la même lignée.
Chloé Sarda, vous êtes développeuse front end. En quelques mots pouvez vous nous rappeler ce que vous faites à Kaliop ?
Chloé Sarda : Mon métier consiste à développer des interfaces de sites web. Ce que j’apprécie dans mon métier, c’est de développer des sites en équipe pluridisciplinaire. J’ai le sentiment d’être au centre et de faire le lien entre toutes les expertises, dans le but de créer une interface de qualité pour des utilisateurs qui vont consulter un site web pour aller chercher une information, s’inscrire à une formation, réserver un hôtel, etc. L’objectif est de faire que leur expérience soit agréable dans leur quotidien.
En tant que développeuse, comment faites-vous pour être un acteur positif de la transformation malgré le désenchantement que l’on a évoqué ?
Chloé Sarda : Le constat peut être assez négatif : il y a beaucoup de dérives mais je pense que le désenchantement correspond aussi à une période de maturité du secteur où on commence l’autocritique de tout ce qui ne va pas. On commence à percevoir ce qu’il faut faire pour que cela change. La culture dans la société évolue également. Chez Kaliop, nos clients sont de plus en plus demandeurs de sites éco-conçus, accessibles à tous et respectueux de la RGPD. L’essor de ces demandes, souvent assez exigeantes et très pointues, nous permet d’avancer sur ces sujets. On voit les solutions et on est au bon endroit pour les mettre en oeuvre, du mieux qu’on peut et avec conviction.
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Voir le webinarComment Kaliop se positionne face à ce désenchantement du numérique? Qu’est-ce que Kaliop apporte en plus à ses clients? Quelle est son éthique du numérique ?
Chloé Sarda : Quand on travaille sur un site, on est immergé dans le métier de nos clients et on apprend beaucoup de choses. Or à mes débuts chez Kaliop, nos principaux clients étaient dans le domaine de l’environnement. On s’est donc très vite plongé dans les thématiques de conservation de l’environnement, des gestes éco-citoyens, etc. Aujourd’hui cela fait partie de l’ADN de l’entreprise. Notre président, Pierre Deniset, est très investi dans les Green IT et autres sujets éthiques. Cela se ressent au quotidien par de la sensibilisation et des formations : des workshops, des conférences et des ateliers sur les sujets de l’éco-conception, de l’accessibilité ou encore de la diversité. Kaliop participe aussi à sensibiliser les acteurs qui sont autour de nous via des articles, des webinars ou encore des interventions dans les écoles.
Quelle vision portez-vous sur ChatGPT ?
Chloé Sarda : ChatGPT est une énième nouveauté, même si on se doute que l’intelligence artificielle deviendra le futur du numérique. Les nouveautés dans notre secteur sont nombreuses et ne cessent de nous surprendre. Beaucoup de changements nous transforment durablement mais il est difficile de prévoir dès l’abord leur impact. Dans les métiers de la tech, les nouveautés technologiques et les nouveaux produits font partie de notre métier. Gérer ces évolutions et repositionner notre valeur ajoutée, c’est au final notre quotidien. J’ai testé ChatGPT et c’est un outil capable de faire des choses très correctes comme écrire des composants HTML ou des US [User stories], mais pas assez détaillées encore pour remplacer notre travail.
Laurence Allard : Nous sommes dans la continuité de la cybernétique puisque l’idée est d’automatiser et d’autonomiser des programmes informatiques dans le but d’imiter l’intelligence humaine. Ce projet est porté par une vision de substitution et de compétition entre l’homme et la machine. Cette narration est assez typique de cette idéologie californienne et repose in fine sur une anthropologie qui est basée sur un dualisme asymétrique entre machines et humains, entre nature et technique car la cybernétique s’est inspirée de la nature pour mieux la dominer, pour finalement dominer l’espèce humaine également.
Quand on parle de ChatGPT et qu’on s’amuse à l’entraîner, on est en train de faire advenir le projet de transhumanisme. Il faut savoir boycotter, arrêter de sur-observer, sur-documenter de sur-s’exprimer sur des objets problématiques. D’ailleurs en 2015, OpenIA a été créé par un ensemble de techno-entrepreneurs dont Elon Musk, pour développer “les bons usages de l’IA”, puisque son anthropologie substantielle est la substitution de l’homme par la machine. Mais dans cette optique-là, il n’y a justement pas de bons usages à l’IA.
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